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Serait-ce un détournement du Monde du silence de Cousteau ? Nous voilà immergés dans un appartement sous-marin, où les objets flottent telles des algues et où une sirène dort à poings fermés dans son lit… Passé cet étrange prologue ondoyant, on fait connaissance avec Elisa. Muette, la jeune femme rêveuse, qui vit seule, travaille le soir comme femme de ménage dans un laboratoire gouvernemental tenu secret. C’est la fin des années 1950, en pleine guerre froide. Un agent ambitieux à l’allure de milicien sadique (Michael Shannon, glaçant à souhait) débarque sur les lieux, accompagné d’une mystérieuse cargaison : une créature capturée dans un fleuve d’Amérique du Sud, enfermée dans un caisson. Il s’agit pour les autorités d’en tirer un pouvoir contre les Soviétiques. Sauf que les méthodes pour l’obtenir tournent à la torture… En ami bien connu des monstres (Hellboy, Le Labyrinthe de Pan),Guillermo del Toro ne tarde pas à se tenir du côté de celui-ci, à travers la douce et téméraire Elisa. Moins peureuse que bien d’autres, elle entre vite en contact, de manière fort déconcertante, avec la créature marine. Laquelle s’exhibe sans gêne : il s’agit d’un homme-poisson, certes visqueux, pourvu de branchies, mais aussi joliment fuselé et musclé, à l’épiderme luminescent. La chair n’est pas triste ici. Elle est même essentielle dans ce conte fantastique, réinvention de La Belle et la Bête, en version quasi érotique. Del Toro célèbre les noces de l’imaginaire avec des éléments très palpables, sensibles, tout aussi concrets que liquides. Elisa ne parle pas, mais ses cinq sens sont stimulés. Le plaisir du toucher surtout, mais aussi le dégoût : elle mange des gâteaux émeraude gélatineux… Vert d’eau, céladon, avec des variantes allant vers le bleu, le kaki, les tons terreux : le réalisateur, magicien baroque, se plaît à composer un camaïeu tout autant qu’il s’amuse à multiplier les citations ou les emprunts (de Jules Verne à Jean-Pierre Jeunet), à pasticher les films sur la guerre froide, à rendre hommage au cinéma fantastique de série B, notamment L’Etrange Créature du lac noir, de Jack Arnold. La Forme de l’eau est un film enveloppant et foisonnant, qui déborde d’idées et de métaphores. Au risque parfois de la surcharge — musicale surtout. On reste néanmoins captivé de bout en bout par ce récit jonglant avec les genres, d’où émerge une histoire d’amour insolite, de passion indicible. Entre deux êtres opposés mais qui semblent se reconnaître, avoir des traits communs — n’ont-ils pas tous deux les mêmes yeux de biche ? Le film chante la différence, sans exclure les ressemblances. Il illustre aussi bien la variété des corps, des peaux, des langages, que la coïncidence, la concordance. C’est l’union des faibles, des bannis et des humiliés, qui, ici, fait la force. Profondément altruiste, engagée un moment dans une véritable mission de sauvetage, Elisa (Sally Hawkins, très expressive, digne du cinéma muet) s’appuie ainsi sur des complices inattendus : un voisin homosexuel et chômeur, une amie noire, employée comme elle, et un espion russe… L’intrigue comporte beaucoup de fantaisie. Mais ce n’est pas un conte de fées. Le monde décrit est violent, injuste. Il arrive qu’on baigne dans une flaque de sang, que la chair soit meurtrie, pourrie par la gangrène. Sur fond de paranoïa galopante et de sexisme dominateur, l’action se déroule dans des endroits confinés, en sous-sol, dans la nuit noire. On n’y voit quasiment jamais la lumière du jour. C’est pourtant un enchantement.